Francesca Dal Chele, la photographe du coin de la rue

Elle a photographié pour nous « l’ennui épais » du confinement. Francesca Dal Chele, qui manie son appareil photo comme d’autres leur stylo pour exprimer ses émotions et ses idées, nous a très gentiment reçu chez elle rue Didot pour nous présenter son oeuvre tout en entre deux.

Parisienne de nationalité

Francesca Dal Chele est née aux Etats-Unis mais ne cultive aucunement ses racines. Car si ses travaux photographiques questionnent la notion d’identité, l’appartenance à un pays n’est pas sa propre histoire. Dès sa petite enfance californienne, cette fille d’immigrés italiens a le sentiment d’être « étrangère » et, à l’adolescence, c’est vers la France que la guide son intuition. Elle décide d’étudier la langue et la littérature françaises à l’université pour se préparer à y vivre et fait à cette occasion un premier séjour à Aix-en-Provence. Arrivée à Paris fin 1978 pour y devenir assistante de direction bilingue, c’est aujourd’hui tout naturellement qu’elle se définit comme « parisienne de nationalité » après s’être fixée il y a 40 ans dans le 14ème arrondissement. Ce sont les hasards de sa vie qui vont être les déclencheurs de sa passion relativement tardive pour la photographie. L’idée lui trottait à vrai dire déjà dans la tête depuis une bonne dizaine d’années car elle pressentait qu’il y avait là un moyen adapté d’exprimer sa créativité en parallèle de son travail. Elle commence par se former avec Mira, un photographe-reporter iranien qui dispense des cours dans une MJC de la rue de Trévise, puis plus tard à l’EFET, une école de photographie parisienne où elle reste un an en cours du soir. Elle approfondit par la suite sa connaissance de la photo en la pratiquant très assidument et forme son regard en analysant les travaux d’autres artistes-photographes. Ses références sont alors Sebastiaõ Salgado et Raymond Depardon avec lequel elle aura l’honneur d’effectuer un stage à l’ENSP d’Arles. « Je voulais comprendre ce qui faisait qu’une image était forte et une autre pas », se souvient-elle. Je me suis rendu compte que j’avais tout à apprendre, mais cela m’intéressait énormément car, dés que j’ai commencé la photo, j’ai senti que j’avais trouvé là le canal pour exprimer mon désir de création ». Sa vocation est née : elle devient en 1986 à 36 ans photographe-auteure indépendante en travaillant dans un premier temps uniquement en noir et blanc et en réalisant elle-même ses propres tirages. 

Dans le chantier de Tarlabasi 360, Istambul 2015 in Quel est ce bruit à l’horizon

Tropisme turc

Elle commence par envisager la photographie comme un moyen de témoigner voire de dénoncer les injustices du monde au travers de ses reportages et s’intéresse tout particulièrement aux cultures traditionnelles mises à mal par la modernité. Ainsi Vies silencieuses, son premier sujet au long cours réalisé en N&B dans les années 90 traite-il de la vie des Touaregs qui sont des anciens nomades du Sahara contraints par les autorités algériennes à une sédentarisation forcée. Ainsi s’intéresse-t-elle également à la Turquie à partir de 2005 qui est l’année du début officiel des négociations pour l’adhésion de ce pays à l’Union Européenne. « J’ai entendu toute une série de propos négatifs et racistes sur ce pays musulman perçu comme islamiste et finalement arriéré par rapport à l’Occident, se rappelle-t-elle. Comme j’ai grandi aux Etats-Unis où la lutte des Afro-américains pour leurs droits civiques et contre la discrimination a fortement marqué ma manière de penser et d’être, je suis devenue sensibilisée pour toujours aux questions de racisme et de xénophobie et j’étais donc très choquée par ces propos ». Ce qu’elle lit alors à propos de la Turquie ne correspond pas du tout à ce qu’elle a constaté à Istanbul où elle s’est rendue en 2004. Pour se faire une idée définitive de la question, elle décide de visiter la Turquie profonde et de se rendre en Anatolie. Dans le cadre de son travail de documentation préalable indispensable à la construction de son sujet, elle s’intéresse tout particulièrement aux villes de l’Anatolie en voie de modernisation très rapide et dépossédées de leur identité propre par la globalisation économique mondiale. Son objectif va être de témoigner des changements qu’elle pourra observer. « Ce que j’ai vu en Anatolie en 2005 était tout le contraire du pays arriéré peuplé de femmes voilées auxquelles il n’était fait aucune place, que décrivaient certains en France », se souvient-t-elle. Elle tombe en fait complètement sous le charme de ce pays en transition dont le tiraillement entre tradition et modernité, entre pauvreté extrême et gentrification, rentre en résonance avec sa personnalité duale. Elle en garde la trace dans plusieurs séries de photographies visibles sur son site internet, notamment Le Passé de l’AvenirD’où vient ce bruit à l’horizon et Du Loukoum au Béton« De voir combien ce pays formidable est devenu autoritaire et liberticide me désole complètement, ajoute Francesca en faisant référence à la récente actualité. Quand je relis les propos des jeunes Turcs que j’ai retranscrits dans mon livre Du Loukoum au Béton [publié aux éditions Trans Photographie Press], je suis pratiquement au bord des larmes. Que d’espoirs déçus ! »

Sédimentation n° 2, Didot-Eure, 2 avril 2020, Jour 17 (Copyright Francesca Dal Chele)

Photographier l’épaisseur du temps

La démarche de Francesca n’est toutefois pas seulement documentaire. Dès 1995, elle commence à explorer une photographie plus intime, plus distanciée du réel, qui s’appuie sur la richesse des flous pour le transcender. C’est l’idée qui guide sa série de photographies de visages intitulée Archaeus née d’un désir de revenir vers l’humain dans ce qu’il comporte d’universel. Dans Surfaces sensibles, Francesca utilise le flou pour essayer de traduire l’intangible sentiment d’appartenance et la notion de génie des lieux. Sa toute récente série intitulée Sédimentations est quant à elle à l’origine un travail plastique qui réutilise la technique du « palimpseste » déjà explorée à l’occasion de la réalisation de Le Passé de l’Avenir pour se faire cette fois le reflet de l’ennui et de la monotonie ressentis durant le confinement. Ses photos sont l’expression de l’épaisseur du temps s’écoulant sans réel relief et tout juste ponctué de micro-évènements à l’extérieur de son appartement. Afin de donner corps à cette sédimentation de la vie, Francesca a placé son objectif à sa fenêtre et a photographié chaque jour l’angle de la rue Didot et de la rue de l’Eure pour finir par superposer sous Photoshop au prix d’un très minutieux travail technique différentes strates de photographies. Chaque Sédimentation réalisée est le produit de quatre images choisies parmi toutes celles qu’elle a prises le même mâtin. S’il lui arrive parfois d’ajouter à sa construction des personnages prélevés dans d’autres images, la règle est que tous les éléments qui la constituent doivent provenir de scènes observées au cours de cette mâtinée. « Mon objectif est de faire ressentir à la personne qui regarde ces Sédimentations l’épaisseur du temps et le mouvement ralenti de la vie », nous indique Francesca. Le résultat très esthétique est tout à fait à la hauteur de ses ambitions. « Il est également important qu’une image soit esthétique, précise la photographe. Car si elle n’est pas esthétique, les gens n’ont pas envie de la regarder et passent à côté du « message » que l’artiste y a mis. Ce que je dis est tout aussi bien valable pour les images de documentaires subjectifs ou de reportages. Le tout est de se garder de réaliser des images esthétisantes dans lesquelles l’esthétique est plus important que le fond ». Francesca a toutefois naturellement bien conscience que l’interprétation de ses oeuvres peut être éminemment subjective. Ainsi Yann Stenven qui a commenté son tout récent travail pour la revue TK-21 y a vu la « glorification des petit métiers et des métiers de ceux qui malgré le confinement doivent travailler aux fins que tourne un système de plus en plus fou ». Comme si l’oeil critique toujours en éveil de Fransceca avait inconsciemment intégré une dimension politique à sa dernière oeuvre en date. Chassez le naturel…

La mer à Sutt’a a Rocca, Bonifacio (Corse) 2000 in Surfaces Sensibles

Cliquer ici pour accéder au site internet de Francesca Dal Chele et ici pour accéder à l’article de la revue TK-21 consacré à Sédimentations.

 

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