“Les lieux se souviennent des évènements”, notait James Joyce dans son roman Ulysse. Cette réflexion, qui n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd mais dans celle du Quatorzien Claude Degoutte, figure en exergue de son très beau livre intitulé Paris Street Art, la mémoire des lieux. Le “fotograff” y revisite le concept des oeuvres d’art in situ qui sont celles réalisées et produites pour un endroit spécifique en entrant en résonnance avec son histoire, sa mythologie ou son actualité. Claude a bien voulu décliner ce concept localement en nous offrant une balade street art in situ dans le 14ème arrondissement.
De Coluche à Miller, l’extraordinaire substrat artistique du 14ème
A tout seigneur tout honneur, notre balade s’ouvre, aux confins du 13ème arrondissement, par l’hommage à Coluche situé entre la rue Gazan où il résidait et la rue de l’Amiral Mouchez : le génial humoriste et sa femme Véronique y sont réunis dans une double anamorphose réalisée par Zag et Sia sur l’escalier d’une trentaine de marches de la rue Lemaignan. Un peu plus loin, nous traversons le parc Montsouris où fut tourné Cléo de 5 à 7, le célèbre film d’Agnès Varda qui habitait la rue Daguerre à deux pas de laquelle a été réalisée en son honneur une fresque poétique de 25 m. “On réfléchit à immortaliser le film par une plaque ou un pochoir sur une boite métallique du parc”, nous dit Claude. Sortis avenue René Coty, nous sommes soudain confrontés à une oeuvre de street art très originale signée Léonalix Maz représentant une vue aérienne du quartier Montsouris chargée en Lubrizo, principe actif perturbateur des lignes cartographiques. Remontant l’un des escaliers de l’avenue, nous traversons la rue des artistes et tombons rue de l’Aude sur une grande fresque réalisée sur le mur d’un bâtiment Emmaüs par Twopy, qui a fait des rats les principaux personnages de ses oeuvres après avoir séjourné aux Grands Voisins dans un atelier d’artiste qui était un ancien laboratoire où étaient étudiés nos amis “surmulots”. Poussant jusqu’à la villa Seurat, haut lieu artistique du 14ème et autrefois conçue comme une véritable cité d’artistes regroupant de nombreuses maisons ateliers, Claude évoque le souvenir d’une scène des Tontons flingueurs avec Lino Ventura qui pourrait elle aussi être immortalisée par une plaque. Le numéro 18 de la voie qui hébergea Henri Miller, l’auteur de Tropique du Cancer, mais également Chaïm Soutine et Antonin Artaud, marque très précisément le début de la démarche du fotograff se lançant dans le projet d’écrire un livre sur les oeuvres in situ : “J’ai proposé à David Singular Vintage qui avait réalisé un pochoir d’Arthur Miller, qu’il avait collé à Belleville où l’écrivain n’avait pas du tout ses habitudes, de venir le poser à l’endroit où Miller habitait. C’est le concept même de l’in situ que de donner un surcroit de sens aux oeuvres produites. L’idée a beaucoup plu à David qui l’a réutilisée pour Albert Camus dont il a posé un pochoir à l’hôtel du Poirier rue Ravignan où il a terminé d’écrire L’étranger ainsi que rue Réaumur où il travaillait pour Combat et au Théâtre Antoine où fut créée par lui la pièce Les Possédés adaptée du roman de Dostoïevski”
Endroits mythiques de l’histoire de l’art
Les oeuvres de street art sont par trop disséminées dans notre arrondissement pour que l’on puisse organiser un véritable circuit de leur découverte comme, par exemple, à la Butte aux Cailles dans le 13ème arrondissement. Après avoir marché un moment, nous nous engageons dans la Petite Ceinture au niveau de la gare du Poinçon. La portion de 750 m de voie ferrée reste un repère important pour les graffeurs de l’arrondissement et réserve de jolies surprises tout le long de ses voies surélevées végétales. Arrivés rue Didot, nous nous arrêtons devant la fresque de Fred Calmets qui rend hommage au grand peintre chinois Zao Wou-Ki. “A son arrivée à Paris, Zao Wou-Ki installa son premier atelier rue du Moulin Vert, tout proche de celui de Giacometi, m’explique Claude. Puis il emménagea rue Jonquoy, tout près de la rue Didot où Fred Calmets a réalisé cette fresque de 4 m sur 9 m à l’initiative des habitants du quartier qui croisaient souvent le peintre dans la rue, sa blouse tachée de peinture et ses vielles baskets aux pieds”. Au niveau de la rue d’Alésia, nous nous arrêtons à l’endroit précis où Cartier-Bresson a pris en 1961 l’une de ses photos les plus célèbres montrant Giacometti traversant la rue sous la pluie, le col du manteau relevé sur la tête. C’est à cet endroit mythique que Jérôme Gulon a collé une mosaïque représentant un portrait d’Alberto Giacometti et assortie d’un clin d’oeil à cette fameuse photo.
Plaques commémoratives et boîtes à musique
Le 54 de la rue du Château est un autre de ces endroits mythiques en ce qu’il fut il y a tout juste un siècle le rendez-vous de nombreux Surréalistes dont notamment Breton, Prévert et Tanguy. La plaque provisoire collée par les soins de Jean-François Caillarec a tenu deux semaines avant qu’elle ne soit décollée par un indélicat. L’avenir nous dira si ce beau projet de commémoration aura une suite grâce au concours de la Mairie du 14ème. Mais nous nous dirigeons pour l’heure vers l’impasse Florimont dont tous les Quatorziens ont au moins entendu parler parce qu’elle fut pendant plus de vingt ans le lieu de la résidence de Georges Brassens qui est peut-être la plus grande gloire de l’arrondissement. A son entrée, une immense photo de l’artiste déambulant dans l’impasse est sans doute le travail le plus intéressant réalisé par la Mairie du 14ème à l’initiative du Conseil de Quartier Pernety. A l’intérieur de l’impasse, plusieurs plaques commémoratives ont déjà été posées en l’honneur du géant de la chanson française, mais également une boîte à musique Brassens interprétant la chanson Les amoureux des bancs publics. Cette oeuvre originale in situ est celle de The Atomik Nation, deux musiciens qui réalisent pour le street-art des séries de boîtes à musique rendant hommage aux plus grands noms de la chanson française (Brassens, Gainsbourg, Piaf, etc.).
Le 14ème, berceau de l’art urbain
Après être passés devant l’atelier de Giacometti qui fait l’angle des rues du Moulin Vert et Hyppolite Maindron, nous nous dirigeons pour terminer notre balade vers la rue des Thermopyles dont très peu savent qu’elle a été le berceau français de l’art urbain. “Bien avant la création du square Alberto Giacometti, cet endroit était une sorte de hangar tombé en ruines, nous précise Claude. La légende veut que c’est sur l’un de ses murs qu’a démarré l’art urbain en France en 1981 car c’est à cet endroit précis que le Quatorzien Blake le Rat a posé ses premiers pochoirs dont son livre témoigne. Un exemple bientôt suivi par d’autres, comme Jef Aérosol ou bien encore Miss. Tic”. Nous voici arrivés au terme de notre promenade street-art que nous vous invitons vous aussi à faire en vous laissant guider par le très beau livre de Claude Degoutte qui contient vingt pages sur le 14ème arrondissement et qui sortira en septembre 2023 dans toutes les bonnes librairies (déjà disponible sur le site de la FNAC).
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