Philippe Jolly ne laisse personne indifférent comme en témoignent les nombreux articles de presse et les vidéos consultables sur son site internet. Il nous a reçu plus d’une heure dans ses ateliers du 25 rue Boulard dans le 14ème arrondissement de Paris et nous avons eu grand peine à le quitter tant sa conversation est passionnante et sa personnalité attachante. On pourrait rester la journée à l’écouter parler de tout, y compris de Dieu. Et le piano dans tout ça ?
Un autodidacte en (presque) tout
Rien ne prédestinait cet ancien étudiant et professeur de philosophie à devenir facteur et restaurateur de piano si ce n’est un goût certain pour la déconstruction… et donc la (re-)construction. S’il baigne dans le monde de la culture et des arts depuis sa petite enfance grâce à ses parents qui formaient un couple extraordinaire, il est également rapidement attiré par la mécanique automobile et cultive un vrai don pour le bricolage. Philippe Jolly est un intellectuel et un artiste mais également un manuel qui aime comprendre comment ça marche. Rentrer dans le ventre des pianos et en devenir le plus méticuleux des chirurgiens va constituer un défi à sa mesure qui puise également dans sa passion pour la musique. Il n’avait pas touché à un piano avant l’âge de vingt ans. Aujourd’hui, il les restaure, les règle et les accorde dans son grand « atelier-boutique-foutoir » de la rue Boulard où sont également organisés des cours et des concerts. Il en construit aussi et c’est sans doute cela sa plus grande originalité. Il a d’ailleurs bien plus de plaisir à créer et à ramener à la vie les pianos qu’à s’éterniser à les accorder pour le compte de musiciens en mal de perfection musicale inatteignable. Car Philippe ne fait jamais semblant. Il a depuis longtemps identifié les faux postulats et les finasseries commerciales de nombreux de ses confrères marchands de pianos : « Dans les livres concernant les pianos il y a beaucoup de choses fausses et également idéologiques, ce qui est encore plus grave. C’est là que la philo m’a été utile car elle m’a obligé à penser ce que je faisais. Or en pensant, je me suis aperçu que presque tout ce qu’on disait sur les vieux pianos était faux, erroné ou tout simplement intéressé, que ça participait d’une démarche commerciale. C’est ce qui m’amené à m’intéresser aux vieux pianos ». Aux piano-forte tout particulièrement. Les piano-forte sont les ancêtres du piano, des instruments intermédiaires entre le clavicorde et le piano du XIXème siècle. En 2004, Philippe s’est attelé à la création de son premier piano-forte qui est proche dans sa forme et ses dimensions de l’Erard de Beethoven et de Haydn. L’instrument dont la caisse est en merisier massif mesure à peu près 2,20 mètres de longueur sur 1,10 mètre de largeur. « Un piano de l’époque de Mozart, c’était introuvable et donc la seule solution c’était de le fabriquer. Un de mes copains qui a fait des études là-dessus m’a suggéré de le faire. Sur le moment, je me suis dit qu’il était fou et que j’en serais bien incapable. Et puis je me suis piqué au jeu et je l’ai fait. » Philippe a construit son piano-forte sans respecter de plan particulier, juste l’esprit qui a présidé à la création de l’instrument. Ce qui l’intéressait c’était de s’approcher de l’univers sonore de Mozart. « J’aimerais ne faire que ça, mais le marché est ultra-réduit malheureusement. […] Construire des pianos, ça correspond à un rêve d’enfant : quand j’étais petit je fabriquais des jouets, maintenant je fabrique de grands jouets ». En témoigne le piano-girafe sur lequel il travaille actuellement et qu’il me fait découvrir bien sagement rangé dans un coin de ses ateliers.
Parler au cosmos les mains dans le cambouis
L’histoire personnelle et familiale de Philippe est la clef de nombreux aspects de sa personnalité. Son père, qui tenait une librairie en face de l’église Saint-Pierre-de-Chaillot dans le seizième arrondissement de Paris, était un vrai personnage de roman qui le fascinait complètement et dont il va hériter de l’anti-conformisme et du goût des paradoxes. Sa mère, « ultra-cultivée et qui connaissait tout de la musique et de la littérature » était tout aussi extraordinaire. C’est elle qui va lui transmettre une certaine dimension mystique et spirituelle à l’origine de sa grande sensibilité à la transcendance. Philippe a été profondément marqué par la rupture de ses parents ainsi que par la trajectoire de son frère musicien et également par la maladie qu’il va devoir affronter à l’adolescence. C’est ce cocktail d’ingrédients allié à un rapport intime à la matière qui expliquent l’extraordinaire richesse de son parcours et de ses talents. Philippe ne se contente pas de créer et réparer des pianos, il collectionne également des voitures anciennes dont il sait changer les boites de vitesse et refaire la carrosserie, de même qu’il retape de A à Z des maisons entières en Aveyron : « Je ne peux pas m’en empêcher et m’en passer, c’est comme une drogue, mais une bonne drogue. Je lis Simone Weil le soir, après avoir charrié des pierres dans la journée et réglé en début de soirée une Austin-Healy 1955 que je viens d’acheter et dont je commande les pièces en Angleterre ». Et si, après avoir succombé aux charmes du marxisme dans sa jeunesse, la véritable vocation de Philippe était celle de théologien ? Il se sent aujourd’hui happé par la transcendance dont la musique peut être une des formes de l’expression. « Mais également la matière, poursuit-il. Car la matière, c’est le cosmos et le cosmos c’est l’œuvre du Créateur quel que soit le nom qu’on Lui donne ». Voilà Philippe parti dans une nouvelle digression sur la religion avant qu’il ne nous parle de Bernanos, de Léon Bloy, de ses compositeurs préférés et de bien d’autres choses encore. Nous le quittons au bout d’une heure un peu sonnés… Car Philippe doit maintenant recevoir un de ses anciens professeurs, ethno-musicologue à la retraite, qui a fait le déplacement du Sud de La France pour peut-être lui acheter un piano.